Compte-rendu de la Grande rencontre de la MIS 2025
31 octobre 2025
Par Coralie Collignon, Pôle Ideos – HEC Montréal
Un pari audacieux pour des temps polarisés
La Maison de l’innovation sociale (MIS) a réuni près de 200 acteurs à sa Grande rencontre de la MIS 2025 du changement au Pavillon Hélène-Desmarais de HEC Montréal. Face à un climat social de plus en plus tendu, la MIS a lancé un pari audacieux : non pas éviter les sujets qui fâchent, mais les placer au cœur de la conversation, en créant des espaces de dialogue où l’inconfort devient un terreau fertile pour l’innovation.
La journée, articulée autour de « duos improbables » et d’une classe de maître sur la polarisation, a dressé un constat sans équivoque : notre capacité à débattre, à écouter et à être en désaccord sans se déchirer est une compétence sociale critique à développer d’urgence. Ce résumé capture les échanges et les idées phares qui en sont ressortis.
Crédit photo : Nancy Guignard
Duo improbable : climat et biodiversité, agir pour changer la donne
Avec Grégoire Baillargeon (Président, BMO Québec) et Isabelle St-Germain (Directrice, Biosphère – Espace pour la vie)
Le premier dialogue a confronté deux visions du financement de la transition écologique. Isabelle St-Germain a planté le décor en pointant du doigt le « grand écart » des banques canadiennes, souvent perçues comme de « mauvais élèves » en raison de leurs financements externes aux industries fossiles, malgré des efforts internes de durabilité.
Face à ce constat, Grégoire Baillargeon a invité à la nuance. Il a rappelé le contexte particulier du Canada, l’un des plus grands producteurs de pétrole et de gaz au monde, et la différence de réalité entre la transition au Québec et sur le reste du territoire. « Les banques ne peuvent pas imposer leurs valeurs dans chacune des communautés », a-t-il affirmé, soulignant leur rôle de financeur de l’ensemble de l’économie. Son plaidoyer : le secteur financier doit innover pour canaliser les capitaux privés, bien plus importants que le capital réglementé, vers la décarbonation. Il a défendu la tarification du carbone comme un outil essentiel pour donner une valeur monétaire au CO₂.
Isabelle St-Germain a rétorqué que les banques ont un pouvoir d’influence considérable par leurs choix d’investissement et peuvent assumer un leadership climatique plus affirmé. Elle a ensuite partagé sa vision de l’engagement citoyen. Pour elle, il s’agit d’inspirer le premier pas et de lutter contre l’écoanxiété par l’action collective. La Biosphère mise sur la rigueur scientifique, le volet communautaire et des indicateurs qualitatifs (sondages annuels) pour mesurer l’impact et faciliter le passage à l’action.
Un point de convergence est apparu sur la nécessité de revoir notre récit. Isabelle a plaidé pour parler d’une seule crise, celle de la « destruction des écosystèmes qui régulent le climat », avec un discours plus inclusif. Grégoire a, quant à lui, dénoncé le « greenhushing » (silence par peur du greenwashing) qui empêche, selon lui, la circulation d’informations essentielles.
Classe de maître : polarisation, comprendre et agir sur les tensions sociales
Avec Sophie Tarnowska (fondatrice et directrice, Versus)
Dans une présentation percutante et riche en données, Sophie Tarnowska a brossé un portrait alarmant mais éclairant de la polarisation au Canada.
- Un constat préoccupant : 60 % des Canadiens estiment que le pays est plus divisé qu’auparavant. Les personnes les plus polarisées sont les jeunes de 18 à 34 ans.
- Les causes profondes : une rhétorique politique et médiatique divisive, l’anxiété économique (62 % des Canadiens ressentent un sentiment d’injustice), la méfiance envers les institutions (gouvernement, médias) et l’écosystème de désinformation amplifié par les réseaux sociaux.
- L’impact en entreprise : ce phénomène n’épargne pas le monde du travail. Seulement 19 % des personnes aux opinions fortes accepteraient de travailler avec un collègue en désaccord avec elles. 40 % des professionnels de la génération Z et des milléniaux ont quitté un emploi à cause d’un désaccord politique.
Des solutions concrètes émergent :
- Le rôle nouveau des entreprises : les citoyens attendent désormais des entreprises qu’elles jouent un rôle de leadership sociétal, notamment en favorisant le civisme en milieu de travail.
- L’éducation civique et numérique : Sophie a cité l’exemple d’une entreprise allemande qui a mis en place une formation de 8 semaines pour ses employés sur les principes démocratiques et la lutte contre la désinformation.
- Un journalisme de solutions : une étude de l’Université Columbia a démontré que la lecture d’articles nuancés, par opposition à des articles binaires, améliore significativement la qualité des dialogues qui suivent.
- Développer les compétences humaines : face à la désinformation, l’intelligence émotionnelle, la pensée critique, l’empathie et la curiosité sont des boucliers essentiels. Ces compétences, que l’IA ne peut reproduire, sont aussi celles identifiées par le Forum économique mondial comme cruciales pour l’avenir du travail.
En conclusion, Versus et la MIS ont annoncé un atelier le 19 novembre pour outiller les participants à « être en désaccord sans rompre le dialogue ».
Duo improbable : penser ensemble malgré les divisions
Avec Dominique Anglade (ancienne cheffe du Parti libéral du Québec) et Richard Martineau (chroniqueur)
Ce fut le moment le plus attendu et le plus incarné de la journée. L’échange, vif et respectueux, a porté sur l’immigration, la laïcité et les limites du débat public.
- Le courage du dialogue : Richard Martineau a salué l’initiative, soulignant qu’« être au centre est devenu un acte de courage ». Dominique Anglade a assumé l’inconfort de la confrontation, essentiel selon elle pour apprendre.
- L’immigration, un sujet explosif : le débat a cristallisé autour de la question des seuils. Richard Martineau a défendu la nécessité de « décisions froides » basées sur la capacité d’accueil, déplorant qu’on ne puisse plus poser cette question sans être accusé d’être « anti-immigrants ». Dominique Anglade a répliqué en insistant sur la dimension humaine et les « sentiments » qui doivent, selon elle, faire partie de l’équation. Elle a lu un poème poignant de son père, exilé politique, pour illustrer le parcours et les espoirs des immigrants, une intervention qui a marqué l’assistance.
- La Loi 21 et la liberté d’expression : sur la laïcité, leurs désaccords étaient profonds, mais l’échange a évité l’écueil de l’injure. Sur les limites à ne pas franchir, Richard Martineau a exprimé une méfiance viscérale envers l’État qui dicterait ce qui est dicible, préférant « les abus d’un excès d’expression ». Dominique Anglade a fixé sa limite personnelle à la diabolisation (« traiter quelqu’un de nazi »), qui rend toute conversation impossible.
Malgré leurs différences, des points de convergence sont apparus : l’importance capitale de l’éducation, de la culture et de la langue française comme ciments sociaux, et la nécessité de réintroduire de l’humanité et de la complexité dans le débat public.
Transformer l’inspiration en action
La conclusion de la journée est revenue sur la mission fondamentale de la MIS.
Mot du président de la MIS
Luciano Barin Cruz a insisté sur la responsabilité de créer des mécanismes pour apprendre à débattre et à écouter. L’innovation sociale n’est pas un « nice to have », mais un mécanisme de gestion des risques et des opportunités qui doit être intégré aux discussions des comités de direction.
Entrevue avec Louise Harel et Marie-Christine Ladouceur-Girard
Dans un témoignage riche en expériences, l’ancienne ministre a partagé son parcours d’audace. Elle a défendu l’expérimentation comme le cœur de l’innovation sociale, nécessitant des « espaces sécurisés » pour prendre des risques. Elle a aussi souligné le rôle crucial des femmes en politique, apportant selon elle un « doute constructif » essentiel à une prise de décision robuste. Pour elle, la priorité absolue du Québec est la réforme de l’éducation, pour éviter un système à « trois vitesses » qui menacerait l’intégration et la cohésion sociale.
Les enseignements clés de la journée
- La polarisation est un « cadenas » qui nous empêche de résoudre les autres crises (climat, inégalités). La désamorcer est un impératif économique et social.
- Le dialogue est une compétence qui s’apprend et se pratique. Il faut créer délibérément des espaces, comme les « duos improbables », pour s’y exercer.
- Les entreprises ont un nouveau rôle à jouer : au-delà de leur performance économique, elles sont attendues sur leur capacité à favoriser le civisme et la coopération en leur sein.
- L’humain et la complexité doivent reprendre leur place face aux discours simplistes et binaires. L’intelligence émotionnelle et la capacité à comprendre un point de vue opposé sont les compétences du futur.
- L’innovation sociale est une démarche courageuse qui commence par la volonté de confronter les problèmes les plus complexes, sans certitude préalable.
La Grande rencontre de la MIS 2025 a offert plus qu’un diagnostic; elle a lancé un appel à l’action. Transformer l’inspiration en action signifie, concrètement, accepter l’inconfort du désaccord, réapprendre à écouter et oser construire, ensemble, malgré tout.